Non classé12 mars 2024Par Patrick LagadecCOMMUNICATION DE CRISE : EXCELLENCE DANS LE CONNU, INVENTIVITÉ DANS L’INCONNU

Patrick LAGADEC1

Crisis Communication into the unknown: A whole new ball game

Session Société Française de Médecine de Catastrophe

“Communications et catastrophes”

Science Direct, Elsevier, Volume 8, Issue 1, March 2024, Pages 44-46

https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1279847924000089

 

Depuis au moins quatre décennies l’importance stratégique comme les modalités opérationnelles de la communication de crise ont été largement explorées, validées, enrichies.
Les écrits de fond, les guides pratiques, les média-trainings se sont multipliés. Il reste que la dureté des crises, leur impact sur l’équilibre de chacun des émetteurs d’information plaident pour un travail exigeant et continu en ce domaine pour que, le jour J, à l’heure H, les organisations et les personnes en charge puissent être à la hauteur du rendez-vous crucial de l’information. Quand l’épreuve est là, quand la douleur est à son paroxysme, qui n’est pas préparé refusera l’obstacle, se laissera piéger par la sidération de longue durée, entraîné sur les chemins destructeurs du silence réflexe, de l’évitement de protection, voire du mensonge de convenance ou pire encore de l’agressivité et de l’indignité.

Il s’agit donc à cette heure de demander à chacun de travailler ces questions, de se référer aux écrits de qualité, et de s’entraîner à répondre présent et de façon aussi compétente que digne et responsable quand vient le temps de l’information en situation de haute tension. Sans excellence dans ce connu de base il n’y aura pas de pilotage de crise respectable et respecté.

Mais, en renvoyant à quelques écrits de référence (parmi une foule de bons documents qu’on peut aisément se procurer) 1, je voudrais ici faire un pas de plus. Car nous voici confrontés à des univers pour lesquels la « communication de crise » dans sa forme originelle n’a pas été pensée. Bien sûr, les fondamentaux restent à connaître et à pratiquer au mieux. Mais il s’agit désormais de compléter ces acquis par d’autres visions et compétences, encore à défricher et inventer, à tester et pratiquer.

En bref, il s’agissait surtout, jusqu’à présent : de considérer des accidents spécifiques, isolés, de fréquence faible, exposant à l’incertitude – mais sans rupture centrale de paradigme ; des accidents susceptibles de mesures correctives connues et pouvant permettre (ou tout au moins faciliter) des cicatrisations à échéance contenue. Avec comme exigence une transparence dans l’information et de l’empathie ; et comme présupposé des autorités publiques ou privées, reconnues en charge d’un leadership légitime et respecté – apportant des informations rapides, honnêtes, répondant à une exigence de vérité et de rigueur.

Nous voici contraints de naviguer vers un grand large largement inconnu.

Nouveaux univers

Voici en effet que nos ancrages sont profondément touchés. Non plus l’événement, mais l’engloutissement par des mégachocs sortant des échelles de référence. Non plus l’événement bien typé, mais des chocs composites. Non plus un choc localisé, mais un déclencheur d’ébranlements systémiques, en raison de couplages serrés généralisés. Non plus l’incertitude – soit des brouillards particuliers que le corps de connaissance, toujours valide, va devoir dissiper –, mais l’inconnu : des opacités profondes que les savoirs à disposition ne sont pas en mesure de lever dans le temps des décisions ni de l’information.

Bien davantage encore, des ruptures d’environnement transforment le tableau des crises. Des fragilités de toutes natures, qui se croisent, se nourrissent et s’exacerbent les unes les autres, construisant des contextes essentiellement crisogènes :

  • Toute crise se trouve rapidement au sein de gerbes complexes, N crises simultanées rendant difficile la résolution particulière de l’une quelconque d’entre elles (« polycrises »).
  • Les socles fondamentaux sont comme en “surfusion”, susceptibles d’éruptions majeures, de prises en masse ultra-rapides, en cas d’ébranlement particulier. Là aussi l’engloutissement devient la référence.
  • Le principe d’une information rapide sur les événements et leur conduite se trouve bousculé dès l’instant où l’expertise se heurte non plus seulement à l’incertitude mais à l’inconnu, rendant tout message aussi ardu à construire, foncièrement fragile, et difficile à recevoir.
  • Plus grave : le terrain de réception des messages est de plus en plus celui de l’attrait décisif pour les “réalités alternatives”, avec engloutissement – voire le rejet compulsif – de l’idée de vérité, et la recherche frénétique car sécurisante du faux.
  • Le développement exponentiel des réseaux sociaux et autres chaînes d’information continue, qui ont des atouts indéniables à faire valoir en matière de crise2, présente aussi des défis colossaux : prime donnée à l’instantané, à l’extravagance et à la dénonciation pulsionnelle ; coagulation flash des représentations rendant délicat tout ajustement pourtant nécessaire des messages ; atomisation et formation de clusters fermés où chacun peut aller chercher refuge d’autant qu’il est clos et en opposition à toute forme de réflexion critique. Et rapidement la submersion de l’information sous l’émotion continue.

Soumis à ces multiples courants contraires, le pilotage de crise est confronté à une mise en question existentielle : le voici à devoir opérer sur des situations de plus en plus “hors cadre”, alors que les contrats sociaux sont déchirés, et qu’il faut subir une délégitimation profonde de toute autorité – qu’elle soit non seulement supérieure, mais même exercée « par le bas » comme on l’a vu ces dernières années avec dénonciation radicale de toute forme de représentation. Et l’on voit même parfois, notamment avec le cas emblématique des États-Unis, des dirigeants se jeter à corps perdu dans le faux, la désarticulation des liens sociaux, le déchirement résolu des principes fondamentaux de la démocratie.

Nouveaux repères

Même si les règles de base de la « communication de crise » forgée dans les années 80 restent valables, des dimensions nouvelles sont à inscrire comme ligne de vie de nos communications dans les contextes qui prévalent désormais.

• L’émetteur d’information sera tout de suite scruté, non plus seulement sur son aptitude à suivre les « bons principes » de communication de crise, mais sur son aptitude profonde à être en phase avec les défis actuels – l’inconnu, le systémique, le pari, la confiance partagée dans la construction des pistes de réponse. Tout retard « culturel » en la matière, décelé à la première prise de parole, sera instantanément disqualifiant.
• Le pilote-communicant devra se montrer apte à apporter du sens, de la direction, tout en suscitant et permettant des dynamiques collectives de réponses horizontales et transverses alors même que les socles sont gravement instables et les repères habituels effacés.
• La confiance exigera que les responsables soient d’emblée ressentis comme bien préparés à cette responsabilité. Il ne s’agit plus ici de pouvoir faire assaut d’éléments de langage, bien lisses et conformes, mais de démontrer que l’on a travaillé – en vérité et exigence – ses références décisionnelles et plus encore ses ancrages humains.

Nouvelles organisations

Nous avons besoin de mettre en place des démarches de type « Force de Réflexion Rapide »3, pour venir instantanément épauler décideurs et communicants dans les crises illisibles et mutantes qu’ils vont désormais devoir traiter sur base régulière.

Certes, cela est souvent difficile car nos cultures de crise restent ancrées dans l’univers de l’urgence et de ses réponses préparées, plus que dans la nécessité d’ouvrir le questionnement et d’inventer des combinatoires d’intervention libérant des dynamiques positives.

Il va falloir accepter ce type d’institutionnalisation de l’anticipation et du traitement de la surprise, former des viviers de personnes aptes à travailler sur feuille blanche, préparer les dirigeants à faire un usage maîtrisé de pareil dispositif.

Nouvelles préparations

John Barry, qui a disséqué l’épisode-rupture de la Grippe espagnole de 1918-20, souligne l’importance des efforts qui furent développés par des scientifiques de pointe aux États-Unis à la fin du 19ème siècle, alors qu’ils percevaient clairement que les cadres de pensée et donc d’action, n’étaient plus en mesure de répondre aux défis de la santé publique tels qu’ils allaient se présenter. Leur réplique :
« Ils créèrent un système capable de produire des personnalités qui seraient en mesure de penser de façon nouvelle. »4

C’est là notre première tâche. Il s’agit moins de préparer les opérationnels à répondre à desscénarios connus, en mobilisant plus rapidement, en coordonnant plus efficacement, en
communiquant plus promptement… que de préparer l’ensemble des acteurs – dirigeants au premier chef – à naviguer dans les océans inconnus et torrentueux des crises actuelles.

Ce qui signifie notamment : questionnement inédit, discernement éclairé, consultation ouverte, décision toujours en ligne de crête, correction rapide de trajectoire intégrée au processus, etc.

Nous avons besoin de découvreurs, et pas seulement de managers ou d’administrateurs. Cela doit conduire à repenser de fond en comble les formations, les entraînements, les exercices de simulation, en fonction de cette nouvelle donne des crises hors cadre. Avec l’idée centrale défendue par Todd LaPorte : non pas se préparer pour ne pas être surpris, mais se préparer à être surpris. Et inscrire cette exigence de façon structurelle dans nos institutions. 5

Le spectre des innovations nécessaires est très large. Au nombre des pistes à ouvrir :

  • La préparation des dirigeants à opérer dans ces univers de haute criticité, et sans mode d’emploi. Cela est extraordinairement éprouvant quand toute une carrière a été construite sur la capacité à mobiliser rapidement les meilleures réponses convenues et conformes. Mais nous n’avons plus le choix : le dirigeant doit se faire découvreur en perspective et en action, ou il sera en très grande difficulté.
  • La préparation des organisations à susciter la promotion en leur sein de personnalités inventives, tolérantes à l’inconnu et l’aberrant, promptes à se mettre en posture d’invention.
    Le plus souvent, ce type de ressource a été biologiquement écarté de nos organisations, plus soucieuses de conformité que d’agilité et d’inventivité. Mais il s’agit désormais d’une exigence vitale.
  • La préparation des experts à l’intervention en situation d’inconnu, et de haute criticité, quand il faut éclairer dirigeants comme citoyens, en commençant par situer les limites de ses connaissances, et non brandir des connaissances convenues.6 Et la préparation des dirigeants à opérer avec l’expertise, sans se mettre à la remorque des “sachants” (et moins encore des Gourous qui transforment rapidement les lieux de recherche de savoir en lieux de culte).
  • La préparation tout au long des chaînes d’intervenants à inventer des logiques de réponse, à consolider la plasticité des postures et des réponses. 7
  • La préparation du citoyen à prendre en charge des situations pour lesquelles les solutions ne pourront être apportées sur un plateau par des dirigeants, et qu’il faut contribuer fortement soi-même, dans une dynamique collective très fine, à ouvrir des voies de réponse. 8
  • La préparation de chacun – y compris dans les médias – à intervenir sur le terrain de la communication autrement que dans une logique de libération brute des pulsions, de valorisation des postures les plus excentriques car susceptibles de buzz aussi instantané que puissant, source d’audience assurée. Il est important de « libérer la parole », de donner une place à l’émotion. Mais le seul registre de l’émotion, de la vocifération sans limite, ne saurait aider à traverser les épreuves les plus éprouvantes qui nous attendent.

Depuis les années 1980, la gestion de crise et la communication de crise ont fait l’objet de très nombreuses avancées et préconisations opérationnelles solides. Il faut les connaître et être en mesure de les pratiquer avec intelligence et efficacité. Mais il faut désormais se remettre à l’ouvrage car les crises sont largement sorties du « domaine de vol » de ces constructions théoriques, formulations opérationnelles et modalités de préparation.

Les tableaux à repenser et transformer sont fort nombreux et des références9 peuvent être préconisées pour naviguer au travers des terrains de crises qui sont désormais en place. Mais l’essentiel tient à la détermination de nous hisser à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres alors que les risques vitaux pour nos sociétés sont en profondes reconfiguration : c’est d’un nouvel élan, puissant et partagé, dont nous avons désormais collectivement le plus grand besoin. 10

Avec toujours cette boussole – je reprends ici le cœur du message essentiel de Matthieu Langlois, fer de lance et de son équipage Hot Zone Rescue 11 – de l’humain qui, dans les moments les plus critiques, devient le moteur décisif de toute réponse, comme de toute question. 12

1 Entre autres :
– Patrick Lagadec :
« Stratégies de communication en situation de crise », Annales des Mines, oct. – nov. 1986, n° 10-11, pp. 125-132. https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/annales1986.pdf
« Situation de crise : Apprentissage de la communication », Sécurité, revue de Préventique, n°13, mai-juin 1994, p. 39-47. https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/preventique1994.pdf
– IBZ, Direction Générale Centre de Crise : « Un guide de communication de crise », 2007, https://centredecrise.be/fr/documentation/publications/guide-en-communication-de-crise
– Thierry Libaert et collègues : Communication de crise, Pearson, 2018.
2 Patrick Lagadec : “Les réseaux sociaux dans les crises : le basculement”, Préventique, n° 153, Juillet 2017, p. 5. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/prev153-p05-actu-lagadec-p.pdf
3 Patrick Lagadec : “La Force de réflexion rapide. Aide au pilotage des crises”, Préventique-sécurité, n°112, juillet-août, 2010, p. 31-35. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/PS112_p31_Lagadec-p.pdf
4 John M. Barry, The Great Influenza – The Epic Story of the Deadliest Plague in History, Penguin Books, New York, 2004 (p. 7).
5 Todd R. LaPorte, “Surviving Future Disasters” conference, Stephenson Disaster Management Institute, Louisiana State University, 7 April 2008 – reprise video sur le site de PL : https://www.patricklagadec.net, section vidéos pédagogiques.
6 Patrick Lagadec : “L’expertise aux prises avec l’extrême”, Préventique, n°127, Janvier-février 2013, p. 21-23. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Prev127_p21_Dossier-Lagadec-p.pdf
7 Matthieu Langlois, Marie Borel, Olivier Clovet, Viviane Justice, Christine Spuccia, Mathieu Raux : “Cellule de coordination des flux sortants des réanimations en période de Covid-19”, SFMU, Ann. Fr Med. Urgence, Numéro spécial, Août 2020.
8 Patrick Lagadec : “le citoyen dans les crises – Nouvelles donnes, nouvelles pistes”, Préventique-Sécurité, n° 115, Janvier-février 2011, p. 25-31. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/PS115_p25_Lagadec-p.pdf 
9 Patrick Lagadec : « Pilotage de crise en terre inconnue – Guide de réflexion-action 2020”, 27 août 2020. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/27-08-2020.pdf
10 Patrick Lagadec : Le Temps de l’invention – Femmes et Hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en
univers chaotique, Préventique, juillet 2019. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/LagadecLeTempsdelInvention.pdf
11 Matthieu Langlois, Hot Zone Rescue, https://hotzonerescue.com
12 Patrick Lagadec : Sociétés déboussolées – Ouvrir de nouvelles routes, Persée, 2023.
https://www.editions-persee.fr/wp-content/uploads/2023/09/Dossier-presse-Lagadec.pdf

Télécharger le PDF