Non classé16 décembre 2025Par Patrick LagadecPatrick Lagadec : L’Europe et les crises de Santé publique – Défis, Actions, Ruptures, Accompagnement

Publié sur LinkedIn, le 16 décembre 2025.

RÉSUMÉ

Après avoir éprouvé de grandes difficultés lors de crises sanitaires ces dernières décennies, l’Europe s’interroge et avance pour consolider ses capacités en matière de crise de sécurité civile, et notamment de sécurité sanitaire. De nouvelles capacités sont à assurer, une consolidation des organes en charge est nécessaire.

Mais deux dimensions doivent être intégrées dans la démarche :

1°) Au-delà de la mise en place de moyens et d’architectures organisationnelles, le plus décisif réside dans l’aptitude des systèmes humains de pilotage et de mise en oeuvre à naviguer dans les turbulences et les surprises majeures, dans l’inconnu et le chaotique.

2°) Il nous faut certes nous mettre en phase avec les défis révélés notamment par la crise du COVID, mais un large éventail de très sérieux enjeux se fait jour : de véritables ruptures sont à l’oeuvre, et il faut se mettre en capacité d’y répondre avec efficacité et inventivité.

À partir de mon expérience en matière de crise hors cadre je propose ici quelques réflexions stratégiques, et pointe des besoins critiques en matière d’accompagnement dans les efforts de consolidation engagés.

PRÉAMBULE

Deux épreuves, parmi d’autres, montrent à quel point des progrès sont nécessaires :

CANICULE, 2003 : Chaque pays est submergé par une canicule qui ne respecte aucun plan : les morgues débordent. En France, lorsque les hautes instances sont alertées du fait que la vague de chaleur emporte les personnes âgées ; premier le réflexe : « Ce sont des morts naturelles ». L’hécatombe suit son cours. Le déclenchement du Plan Blanc à l’échelle nationale sera décidé par le Premier ministre… au dernier jour de la canicule. Il restera à chaque pays, à l’intérieur de ses frontières, à comptabiliser les dizaines de milliers de décès. Et à tirer des enseignements d’un fiasco. [1]

COVID, 2019. La Santé n’est toujours pas une compétence européenne. Certes, il y aura mobilisation certaine quand on sera déjà bien engagé dans la bataille perdue, mais au démarrage, c’est le vide. Et les ratages introductifs sont toujours des handicaps qui ne se rattrapent jamais.

Journal d’Agnès Buzyn, ministre française de la Santé.[2]

Vendredi 24 janvier : « Il est déjà 22 heures passées, je parviens à joindre la commissaire européenne à la Santé ; je ne suis pas sûre que les crises sanitaires soient sa compétence principale. Je lui fais part de mes inquiétudes et lui demande qu’elle coordonne les États sur la réponse à la crise. Elle semble un peu incrédule, elle n’a pas prévu de réunion sur le sujet et me répond qu’elle n’a pas la compétence de convoquer les ministres… Et d’ajouter que c’est à la présidence croate des pays de l’Union de monter une réunion des ministres de la Santé à Bruxelles. Et que c’est à moi de les appeler. Il faut que mon équipe se mettre en quête du numéro de téléphone du ministre croate de la Santé, il est 23 heures. » (p. 119)

Samedi 25 janvier : « J’ai le numéro de portable de mon homologue allemand : Il se montre très surpris et me demande de quelle crise je parle. J’ai du mal à le croire, mais il ne semble pas inquiet ni même mobilisé par ce qu’il nomme une “grippe”. De plus, il me confirme que chaque Land a sa propre façon de faire et prend les décisions indépendamment des autres (aéroports, gestion des cas contact, quarantaine, etc.) Il n’y a pas de coordination nationale de la santé dans son pays. J’ai la nette impression que ce n’est pas son sujet. En tout cas pas encore. » (p. 125)

Aujourd’hui, l’Europe s’interroge et avance pour consolider ses capacités en matière de crise de sécurité civile, et plus spécifiquement de sécurité sanitaire.[3]

Alors que des réflexions, ajustements, propositions organisationnelles sont en cours, je me propose de présenter ici quelques lignes d’analyse et d’action, en partant de ce que l’on connaît des crises contemporaines et des exigences génériques dans ce domaine en mutation accélérée.

Pour que l’on ne soit pas en retard d’une crise.

Voire de deux – alors que de nouvelles menaces, sous forme de déchirements profonds, travaillent nos sociétés et atteignent leurs ancrages les plus essentiels.

I – L’UNIVERS DES CRISES MAJEURES

Je suivrai ici le diagnostic remarquable de Craig Fugate, l’Administrateur qui a remonté la FEMA (la sécurité civile fédérale américaine) après le fiasco de Katrina : « Nous continuons à planifier pour ce que nous sommes capables de faire ; nous continuons à nous préparer et nous exercer pour ce que nous sommes capables de gérer. Nous devons planifier, nous entraîner, nous exercer, à une tout autre échelle, pour fracturer nos univers mentaux traditionnels ». [4]

Effectivement : “Fracturer nos univers mentaux”, pour nous mettre en phase avec les défis à relever, et pas uniquement mobiliser au mieux les dispositifs et protocoles consacrés.

1. Nouvelle donne

Le point de départ doit être de bien situer les crises sanitaires dans le cadre des dynamiques de crises contemporaines, loin du registre des urgences (qu’il s’agit bien évidemment de continuer à savoir traiter).

Il ne s’agit plus seulement de traiter d’épisodes accidentels, spécifiques, délimités, répertoriés, appelant l’intervention d’organisations bien identifiées disposant de doctrines et procédures arrêtées ayant fait leurs preuves – l’événement intervenant dans un monde relativement stabilisé et connu. Il y a nouvelle donne fondamentale en ce que ce sont des chocs :

· hors échelle,

· hybrides,

· systémiques,

· avec diffusions multi-dimensionnelles à grande vitesse,

· en milieu de polycrises,

· intervenant dans un monde déstabilisé, marqué par des socles déchirés : perte de la crédibilité et de légitimité de la science, des experts, des autorités ; perte des cohésions sociétales ; mutations flashs qui bouleversent et font muter l’ensemble des facteurs en jeu.

Pour ces crises qui n’ont cessé de se développer depuis le tournant du siècle, la référence au cas zéro du Tylenol n’est plus le modèle. Nous avions enfin le modèle d’excellence avec la si belle expérience de Johnson & Johnson des années 1982-86.

Cela ne suffit plus (même s’il ne faut pas oublier les leçons apprises).

Nous devons explorer, discerner, développer de nouvelles visions, de nouvelles compétences, de nouvelles préparations.

2. Des capacités à déployer

Dans les États, à l’échelon européen, les préconisations des textes actuels ou en préparation sont classiques (et nécessaires) …

· Capacités de veille, de détection, de remontée d’information, d’anticipation,

· Capacité de mobilisation,

· Capacité d’alerte,

· Capacités d’expertise,

· Capacités d’action : moyens en contre-mesure, stocks, marchés…,

· Capacités de coordination, d’interaction avec les parties prenantes,

· Capacités de communication,

· Centres de « gestion de crise »,

· Centres spécifique pour les crises sanitaires,

· Élargissement des compétences européennes dans le domaine sanitaire,

· Exercices et entraînements,

· Retours d’expérience pour améliorer les pratiques,

· Etc.

A titre d’exemple particulièrement intéressant pouvant inspirer le travail à l’échelon européen, on mentionnera le dispositif mis en place en France en 2024 avec le Centre de Crises sanitaires (CCS), consolidé par le Centre opérationnel de régulation et de réponses aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS). L’innovation apporte tout à la fois : une architecture organisationnelle pensée pour traiter la complexité ; et, ce qui est plus important encore : une perspective dynamique marquant toutes les composantes comme l’ensemble, perspective essentielle quand on doit traiter des cinétiques rapides, des effets aussi multidimensionnels que profonds. [5]

3. Des difficultés à ne pas sous-estimer

La tentation est souvent grande de se concentrer sur l’architecture organisationnelle et les protocoles généraux devant régir l’action.

Mais la confrontation à la crise hors cadre montre les limites sévères de cette approche qui apparaît pourtant si naturelle et limpide.

Dès que l’on entre sur le terrain des crises, le plus difficile est de traiter des phénomènes qui n’appellent pas seulement des schémas et des capacités de réplique prévus, mais une aptitude au questionnement, à la navigation dans l’inconnu, plus encore que dans l’incertitude.

Les pièges sont récurrents : Sidération, négation, minoration, agitation, impuissance, recherche compulsive de retour au connu, conflits entre organisations, communication désastreuse, etc.

Les beaux schémas se bloquent prévus par les textes et doctrines de référence :

· on est prêt à rechercher des signaux “faibles”, pas les signaux “aberrants” ;

· l’information ne remonte pas, ou n’est pas entendue ;

· les coordinations se grippent ;

· la communication est catastrophique, voire suicidaire ;

· le leadership s’évapore ou s’effondre…

· on attend, en vain, que la crise rentre dans les cases prévues.

Je me souviens d’un exercice organisé en 2003 par les Nations Unies à Bratislava sur le thème d’une attaque de l’Europe par la variole. L’assistance avait pu bénéficier d’un exposé par l’un des experts européens les plus reconnus dans le domaine de la gestion de crise ; les principes d’action avaient été exposés. Mais le cas proposé débordait singulièrement de ces principes cardinaux. Jetée dans une situation hors « domaine de vol », l’assistance connut le sort habituel quand il y a trop grand écart entre l’univers de référence et le défi à relever. Le système de réplique fut très rapidement pulvérisé. Après un temps d’agitation, ce fut le repli alvéolaire de chaque pays sur lui-même, et la descente dans l’impuissance, le silence et le décrochage.

Avec, parfois, quelques modestes tentatives de discussions décousues avec le pays limitrophe. Ne surnagèrent bientôt que deux acteurs : l’OTAN et CNN.

Les difficultés sont en réalités d’une grande profondeur. Une difficulté intellectuelle et culturelle : nous voici très loin de Descartes et de toute notre armature intellectuelle.

Rappelons-nous : « Il n’y a rien qui puisse résister à ma méthode ». La perspective d’action consacrée est bien ancrée : diviser la difficulté ; traiter chaque segment dans son aire de jeu ; assembler les bonnes réponses produites par chaque secteur concerné.

D’emblée, il nous faut passer de l’univers convenu de l’application d’un savoir et d’un savoir-faire maîtrisé, répété, testé… à un univers “barbare” marqué par l’inconnu, la mutation comme la surprise constantes et foudroyantes, des jeux d’acteurs incompréhensibles, la perte des repères, des savoirs, des cohésions…

Notre expérience de terrain nous conduit à proposer des pistes d’initiatives qui permettent de compléter les architectures et dispositifs préconisés par des exigences plus qualitatives aptes à apporter aux systèmes de pilotage une résilience en rapport avec un monde de plus en plus éclatés et de haute turbulence.

II – QUELQUES PISTES POUR CONSOLIDER LES DISPOSITIFS

1. Préparer les esprits à l’inconnu, à la feuille blanche

C’est assurément la plus grande difficulté. Je l’avais pointé lors d’une conférence à Bruxelles en 2007 sur ces questions de risques et de crises majeurs : « Barriers in the mind, fiasco on the ground. » Il nous faut des dirigeants (d’abord, mais aussi bien sûr des équipes, des experts, des opérationnels) préparés aux situations hors « domaine de vol ». C’est tout autre chose que de leur faire des exposés sur les doctrines, les organisations, les mécanismes [théoriques] prévus ; autre chose que de les faire visiter des centres de crise avec leurs fauteuils et leurs écrans ; autre chose que de les informer sur les coordinations qu’ils devraient animer, ou les entraîner à la communication qu’il leur faudrait engager à partir de talk points déjà bien préparés.

C’est tout autre chose que de leur faire jouer les presse-boutons sur boîtiers électronique pour examiner leur capacité à « décider ».

Agnès Buzyn : « Dans un amphithéâtre sombre et étroit, aux gradins très abrupts, nous assistons à un exercice grandeur nature dont nous sommes les acteurs, simulation préparée de longue date par le gouvernement allemand, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et l’Institut Robert Koch. Nous, les vingt ministres de la Santé, des pays du G20, sommes invités à répondre à des quiz via un petit boîtier. Chaque séquence est précédée d’un petit film fiction de cinq minutes, extrêmement réaliste, qui semble tout droit sorti d’un 20 heures d’un pays d’Europe centrale. […] La séance dure près de trois heures. À chaque étape, il nous est demandé de réagir. Il nous faut appliquer le fameux Règlement sanitaire international (RSI) qui régit les interactions des pays lors d’une crise épidémique. » (p. 13-14-15.)

L’essentiel est de préparer les dirigeants au rendez-vous qui leur serait réservé en cas de crises majeure : le rendez-vous avec la feuille blanche.

J’ai pu mesurer à quel point passer de l’exposé assuré sur ce que l’on sait à l’ouverture d’un questionnement sur ce que l’on ne sait pas est difficile – et souvent rejeté. Avec le Général Gallet, Commandant la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris, nous avions voulu organiser en 2017 une rencontre internationale sur le thème : « Crises, penser autrement ». La plus grande difficulté fut de contourner les levées de boucliers immédiats et déterminés à l’encontre de cette initiative.

Le Préfet Gilles Sanson, dans son rapport sur la gestion des tempêtes de 1999 avait déjà fort bien exprimé l’exigence : « Face à des réalités qui peuvent être mouvantes, empreintes de fortes incertitudes, où les problèmes de communication sont critiques, les moyens d’information et de commandement défaillants, les modes d’action habituels inadaptés, les responsables doivent avoir été eux-mêmes, autant que faire se peut, préalablement formés à intervenir dans ce type de situation de rupture. » [6]

L’objectif est de donner aux décideurs, aux experts, aux équipes cette compétence désormais cruciale pour faire face aux défis actuels. Ce fut ainsi la capacité de @Matthieu Langlois de penser et de mettre en œuvre le dispositif Dynamo lors de la crise du Covid. Il s’agissait de monter un dispositif dynamique hors cadre pour résoudre la submersion des hôpitaux parisiens. [7]

ACCOMPAGNEMENT : un travail approfondi d’écoute et d’accompagnement pour les cercles décisionnels ; puis pour les experts, les responsables au front. La clé : aller au-delà de ce que l’on sait, de ce que l’on stipule.

2. L’aide au pilotage : la Force de Réflexion Rapide (FRR)

La complexité des crises actuelles exige de disposer, auprès des instances de pilotage, d’une capacité immédiate de prise de recul, de questionnement, de propositions hors cadre. Cette FRR s’interroge en permanence sur quatre lignes de questionnement : De quoi s’agit-il (vraiment) ? Quels sont les pièges ? Quelle est la carte des acteurs ?
Quelles impulsions pourraient être considérées pour traiter les dynamiques en jeu ? [8]

Pareil dispositif aide à éviter l’effet tunnel, pathologie constante dans les gestions de crise. Notamment en matière d’anticipation : le problème n’est pas seulement d’identifier ce qui pourrait gêner la gestion engagée, mais de détecter ce qui pourrait mettre en échec l’ensemble de la stratégie de réponse. Bien entendu, un tel dispositif n’a de pertinence que s’il est suffisamment préparé (à défaut, il rajouterait une couche supplémentaire de problèmes).

ACCOMPAGNEMENT : monter et entraîner une FRR au bon niveau. L’objectif : disposer d’une cellule apte à se saisir de toute situation hors cadre. Non pour la réduire aux cadres convenus, mais pour trouver des chemins de compréhension et de proposition dans l’inconnu et le mutant.

3. De nouveaux exercices

Même si les exercices classiques restent nécessaires pour faire répéter les gammes prévues, le plus décisif est de préparer responsables et équipes à naviguer dans l’inconnu. Cela appelle de nouvelles formes d’exercices. Il s’agit d’entraîner les équipes, non plus à répondre à des situations tirées des analyses conventionnelles existantes, mais à se projeter elles-mêmes dans des scénarios qu’elles doivent concevoir, en dehors des univers de référence. Et les animateurs ne sont plus alors ceux qui disposent du livre du maître et qui pourront en fin d’exercice analyser les écarts entre ce qui a été fait et ce qui est prescrit ou attendu… Il leur revient d’accompagner les participants dans la projection créatrice pour produire des situations hors convention, puis à les accompagner dans le travail d’invention responsable qu’il leur faut effectuer pour traiter un scénario « barbare » (de façon générale plusieurs groupes produisent un scénario et chacun des groupes est invité à travailler sur un scénario qui bien évidemment n’est pas le leur).

ACCOMPAGNEMENT : monter ce type d’exercice pour porter les organisations à la hauteur des exigences actuelles imposées par les crises en émergence.

4. Des Retours d’expérience renouvelés

Il s’agit de focaliser, moins sur les écarts qui se sont fait jour sur tel ou tel événement, mais sur les grandes surprises et ruptures, les réactions les plus étonnantes et les plus fécondes, les idées de perfectionnement que peuvent apporter des cas particulièrement délicats. [9] Et bien sûr en se portant à l’international.[10]

ACCOMPAGNEMENT : monter ce type d’initiative et en dehors de l’injonction trop habituelle consistant à surtout ne rien ouvrir comme problématique nouvelle.

5. Travailler sur des dynamiques « par le bas »

Certes, il est indispensable que les structures officielles, et le secteur privé lui aussi, se mettent en capacité de réussite sur ces enjeux vitaux. Mais il est nécessaire de porter un regard complémentaire et différent, même s’il nous est très étranger. Il s’agit de se préparer à opérer avec les citoyens, les associations, tout ce qui fait le tissu d’une société. Les crises en émergence verront de plus en plus ces dynamiques par le bas s’imposer comme cruciales et fécondes – si elles sont tolérées, écoutées, confortées, le cas échéante corrigées. Eric McNulty, témoigne ainsi de ce qu’il mit en place alors qu’il était en poste à la FEMA et qu’il lui fallut intervenir dans l’épisode Mpox en 2022 aux États-Unis. Il mesura l’importance des dynamiques « par le bas » : les autorités apportaient les connaissances scientifiques, les acteurs locaux portaient l’action : ils étaient le meilleur levier pour apporter l’information et les conseils aux communautés. Ils connaissaient les canaux, les langages, les plus efficaces, bien plus efficaces que des instructions verticales.[11]

ACCOMPAGNEMENT : aider à investir ces registres qui nous sont le plus souvent étrangers, et même le plus souvent écartés.

III – RUPTURES

Ce que l’on vient d’exposer est à consolider d’urgence. Car des gouffres profonds se profilent, ou sont déjà là.

1. Des décrochages capacitaires

En raison de nos difficultés, voire effondrements économiques et budgétaires, il est à craindre que les budgets nécessaires ne puissent être garantis. Que deviennent alors des structures, des exigences d’action, si le minimum de moyens ne peut plus être octroyé pour la veille, pour les mobilisations, pour l’action sur longue période, pour la formation… Surtout si, pour les mêmes raisons, le tissus général qui concourt à la Santé devient de plus en plus fragile et défaillant.

On citera Charles de Gaulle : « La proportion rompue entre le but et les moyens, les combinaisons du génie sont vaines. »[12]

2. La dissolution de l’Europe

Il est essentiel, comme c’est actuellement le cas, de s’interroger sur la meilleure façon pour l’Europe de se consolider en matière de sécurité sanitaire. Mais que vaudraient les dispositifs imaginés si dans le même temps le projet européen se dissout dans une confusion, des replis, des rejets, des éclatements structurels et des blocages accumulés ? La sévérité des grandes crises de santé publique conduirait bien vite à des dérapages et des impuissances qui ramèneraient brutalement à nos impérities de la canicule de 2003 ou du Covid en 2019-2020. Et avec même des refus budgétaire pour tenter de rattraper les batailles perdues en raison de l’absence de construction européenne puissante dans le domaine.

On peut aussi craindre qu’une la mise sous tutelle US de l’Europe – si elle y consent ou ne parvient pas à trouver et affirmer ses propres capacités et volontés politiques – ne laisse pas beaucoup de liberté au Vieux Continent pour échapper à un diktat US en cas de crise sanitaire majeure. [13]

3. Des déchirures fondamentales

Des dynamiques sont à l’œuvre pour passer d’un univers dans lequel les autorités mettent leur énergie à consolider le savoir scientifique, à déployer des capacités d’intervention rapide en cas de menace, à affiner la communication pour mieux informer, à combattre avec intelligence la désinformation… à un univers dans lequel les mouvements anti-science auraient pris les rênes.

Il ne s’agirait plus de faire reculer l’irrationnalité et le non-sens, mais au contraire de saper, depuis le haut et le centre des exécutifs, tous les ancrages et perspectives d’une société attachée à la science.

Au nombre des dynamiques alors à l’œuvre :

· Nomination, à tous les postes clés, des plus bruyants partisans de la dénonciation de la science et des raisonnements rationnels.

· Travail constant pour dénoncer toute mesure pouvant être ressentie ou présentée comme « liberticide », de la vaccination à l’hygiène publique (masque, lavage des mains, etc). Inutile d’espérer alors reprendre certaines mesures comme le confinement qui furent globalement acceptées durant le Covid.

· Destruction des capacités scientifiques et d’expertise.

· Interdiction de l’information pouvant pointer un risque de santé publique, ou des résultats préoccupants.

· Encouragement de tous les courants anti-science, et de toutes les extravagances sur les plateaux et les réseaux au nom de la « liberté d’expression ».

· Décisions suicidaires affectant toutes les capacités de défense en profondeur, à
commencer par les vaccins.

· Mise en question systématique de toute autorité ou parole ne se bornant pas à suivre les opinions comme les pulsions agitant les réseaux sociaux.

· Fermeture à toute coopération internationale en cas de crise, et fermeture à la hache de toutes les frontières, voire entre régions à l’intérieur d’une même nation, ou même entre quartiers.

· Mise en cause des experts qui alertent ou qui interviennent pour conduire la
santé publique sur des bases scientifiques. On se souvient des mots d’ordre exigeant
la mise en prison (pourquoi pas la mise à mort ?) d’Antony Fauci, conseiller médical
du Président des États-Unis pendant le Covid. Ou affirmant qu’il est recherché
mondialement pour homicide. [14]

· Démantèlement des capacités de pilotage et recours à une intelligence artificielle moins onéreuse et plus facilement manipulable ; ou abandon pur et simple à une IA laissée en charge – avec l’avantage de fournir un sauf-conduit à tout ministre en cas de comparution devant une quelconque Cour de Justice de la République (« Je n’ai fait que suivre les suggestions de l’IA »). [15]

· Tandis que les plus hauts dignitaires se réservent quand même le privilège de l’accès à des médicaments de pointe, d’un coût faramineux, qu’ils dénoncent pourtant à cor et à cri en permanence.

· Avec finalement l’abandon du plus grand nombre, avec sans doute l’argument ultime « qu’il faut bien mourir de quelque chose » et que la puissance publique « n’a pas se transformer en assistante maternelle ».

Une course de vitesse est engagée. Et toute insuffisance dans les dimensions indiquées dans ce texte ne pourrait que dramatiser les tendances mortifères que l’on vient de pointer.

ACCOMPAGNEMENT : bien sûr, ces courants de fond dépassent largement l’action à prévoir dans le périmètre de la Santé publique. Mais il serait pourtant très utile de disposer d’une forme de FRR élargie, aux niveaux appropriés (Europe, nations), pour l’aide à la navigation en univers de plus en plus déchiré où la certitude est que l’on est désormais embarqué pour des croisières dignes du passage de Drake.

ACCOMPAGNEMENT :
Avec @Matthieu LANGLOIS et son équipe @HOT ZONE RESCUE nous travaillons précisément sur ces enjeux qui dépassent de très loin les cadres connus de la « gestion des crises ».

Pour accompagner les organisations dans cette dynamique de mise en condition de réussite.

[1] Patrick Lagadec :
– « Retour d’expérience : théorie et pratique. La canicule de l’été 2003. Auscultation des rapports d’enquête », in « Retour sur les rapports d’enquête et d’expertise suite à la canicule de l’été 2003 », cahiers du GIS Risques Collectifs et Situations de Crise, MSH Axe Risques et Crises Collectifs, Publication de la MSH-Alpes, Claude Gilbert et Isabelle Bourdeaux Editeurs, CNRS et Maison des Sciences de l’Homme, -Alpes, n°4, Mai 2005, pp. 17-200.
https://www.patricklagadec.net/wpcontent/uploads/2021/12/retoursurenquetescanicule1.pdf

– « Understanding the French 2003 Heat Wave Experience: Beyond the heat, a Multi-Layered Challenge » . Journal of Contingencies and Crisis Management, Vol. 12, pp. 160-169, December 2004.
https://www.patricklagadec.net/wpcontent/uploads/2021/12/JCCM_Heat_Wave_France.pdf

[2] Agnès Buzyn, Journal, Janvier-juin 2020, Flammarion, 2023.

[3] Mécanisme de protection civile de l’Union et soutien de l’Union à la préparation et à la réaction face aux urgences sanitaires.
https://www.senat.fr/europe/textes_europeens/e19973.pdf

Article 34

Préparation et réaction aux situations d’urgence sanitaire

La Commission aide les États membres à renforcer les capacités de prévention des menaces transfrontières graves pour la santé et de préparation et de réaction à celles-ci, notamment en:

a) soutenant la collecte de données, l’échange d’informations, l’alerte rapide et les systèmes de surveillance;

b) améliorant la disponibilité et l’accessibilité des contre-mesures médicales, y compris par la passation de marchés, les réservations de capacités ainsi que la constitution de stocks et le déploiement de ces contre-mesures;

c) renforçant les capacités;

d) soutenant les actions de développement, de mise en œuvre et de suivi, y compris par la coopération entre les autorités nationales et avec les parties prenantes, ainsi que le développement et le déploiement des outils et infrastructures nécessaires, y compris les infrastructures informatiques.

Eva Siegmann, Preparing for the Next Crisis: The EU’s Updated Approach to Biological Risks July 30, 2025
https://councilonstrategicrisks.org/2025/07/30/preparing-for-the-next-crisis-the-eusupdated-approach-to-biological-risks/

EU Preparedness Union Strategy to prevent and react to emerging threats and crises
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_25_856

[4] Letter from the Administrator, Hurricane Sandy After-Action Report, FEMA, July 2013.

[5] Direction générale de la Santé, Présentation du centre de crises sanitaires (ccs)
https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/brochure_de_presentation_du_centre_de_crises_sanitaires_ccs_.pdf

[6] Premier Ministre: Évaluation des dispositifs de secours et d’intervention mis en œuvre à l’occasion des tempêtes des 26 et 28 décembre 1999, Rapport d’étape de la mission interministérielle, juillet 2000, p. 38. [reprenant une audition de l’auteur par la mission].

[7] M. Langlois, et all. : “Cellule de coordination des flux sortants des réanimations en période de Covid”, Annales Françaises de Médecine d’Urgence, SFMU-Lavoisier, Vol. 10, N° 4-5 , Septembre 2020.
https://afmu.revuesonline.com/articles/lvafmu/pdf/2020/05/lvafmu_2020_sprurge001102.pdf

[8] Patrick Lagadec : « La Force de réflexion rapide – Aide au pilotage des crises », Préventique-Sécurité, n° 112, Juillet-Août 2010, p. 31-35.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/PS112_p31_Lagadecp.pdf

Pierre Béroux, Xavier Guilhou, Patrick Lagadec: « Rapid Reflection Forces put to the reality test », Crisis Response, Vol 4, Issue 2, March 2008, pp. 38-40.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/038-040.crj4_.2.Lagadec.pdf

Pierre Béroux, Xavier Guilhou, Patrick Lagadec: « Implementing Rapid Reflection Forces », Crisis Response, vol. 3, issue 2, March 2007, pp. 36-37.
https://www.patricklagadec.net/wpcontent/uploads/2021/11/Implementing_Rapid_Reflection_Forces.pdf

[9] Patrick Lagadec et Matthieu Langlois : Cyclone Chido à Mayotte, retour d’expérience – À l’écoute de Nora OULEHRI, Médecin cheffe, SDIS de Mayotte (19 mai 2025). LA CLÉ : « ALLER VERS …», Publié sur LinkedIn, 20 mai 2025.
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2025/06/CYCLONE-CHIDO-À-MAYOTTE.pdf

VIDÉO : https://www.youtube.com/watch?v=-4hs0oYz5OA

Patrick Lagadec : “Le retour d’expérience dans un monde en basculement”, à la suite du colloque organisé par SFMC – Société Française de Médecine de Catastrophe, sur la question « RETEX et catastrophes : Comment s’améliorer ? », le 28 Novembre 2024 – Paris, École du Val-de-Grâce. Article publié par « Médecine de Catastrophe – Urgences Collectives », Elsevier, janvier 2025.
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1279847924001198?dgcid=author
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2025/02/LE-RETOUR-DEXPERIENCE-DANS-UN-MONDE-EN-BASCULEMENT.pdf

[10] Patrick Lagadec : RETEX-COVID : Pour une initiative internationale – Urgence, Vision, Modalités, 17 janvier 2022
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2022/01/RETEX-COVID-Pourune-initiative-internationale.pdf

[11] Eric J McNulty, “Wheel of Change”, Crisis Response Journal, 20 :1, Spring 2025, p. 22-23.

[12] Propos recueillis par André Malraux, Les Chênes qu’on abat, Gallimard, 1971.

[13] President of the United States : « National Security Strategy of the United States of America », November 2025.
https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2025/12/2025-National-Security-Strategy.pdf

[14] « Non, l’ex conseiller de la Maison Blanche n’est pas recherché à travers le monde. « La Nouvelle-Zélande accuse Fauci de 107.357 homicides par négligences, 14 nations émettent des mandats d’arrêt mondiaux », Dans la foulée, Donald Trump a révoqué la protection dont Anthony Fauci bénéficiait face aux menaces de mort proférées à son encontre, avant de juger en mars que les grâces octroyées par Joe Biden à plusieurs de ses bêtes noires étaient « nulles et non avenues » 05/05/2025
https://factuel.afp.com/doc.afp.com.43ZN7NP

[15] Voir le roman de David Gruson : S.A.R.A., Une intelligence artificielle (Le premier Polar bioéthique sur l’IA), Beta Publisher, 2018.

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