Non classé1 mai 2025Par Patrick LagadecPatrick Lagadec : « La transe du faux : l’urgence de nouvelles préparations »

Publié sur LinkedIn le 1er mai 2025.

 

LE TORRENT TRIOMPHANT

Depuis l’élection du Sur-Homme, envoyé de Dieu sur Terre et rescapé miraculeux d’un attentat d’une consistance biblique – et même avant son sacre le 4 janvier au milieu des milliardaires –un narratif triomphant et sans faille a été servi urbi et orbi :

« Ils sont cette fois-ci parfaitement préparés, ils savent exactement ce qu’ils vont faire, ils vont faire se prosterner tous les oligarques enchaînés à leurs veaux d’or, ils vont agir sur le mode tronçonneuse pour balayer et anéantir ennemis, amis, bureaucraties de toutes natures, médias et citoyens non serviles – tous des « wokes » méprisables qui doivent subir le sort de Carthage. Ils vont faire triompher une « alternative way of life » fondée sur l’anéantissement des élites, la pulvérisation de l’État de Droit, l’écrasement des médias.

Et même s’ils rencontrent des difficultés de parcours, de toutes les manières, ils sont dans le sens de l’Histoire – qui est bien « the triumph of the heartless over the mindless » (Sir Humphrey, Yes Prime Minister). Vivent les dictateurs, faisons disparaître tous les losers qui ne sont que vermines à écraser ».

Après 100 jours de lance-flammes à tous les étages, rien ne résiste à cette logorrhée, qui continue à se déverser partout comme lors de cette nouvelle transe « électorale » au Michigan.

Certes, le Commander-in-Chief, recule sur quasiment tous les tableaux, mais le narratif ne saurait être abandonné : tout cela est bel et bon, planifié et déroulé en mode rouleau compresseur, rien ne saurait détourner de la Mission sacrée à accomplir. Si des difficultés se manifestent, le triomphe est assuré et ne saurait tarder. Transe must go on.

Comment se situer face à ce déversement pyroclastique que rien ne semble pouvoir arrêter ?
Chaque jour, chacun se jette sur ses sources d’information pour savoir quelle est la dernière saillie éructée depuis la Maison Blanche, la dernière provocation, le dernier cauchemar à endurer. La nausée risque bientôt de devenir l’humeur générale d’un monde en attente de toujours pire en matière de faux et d’obscène.

Il y a deux grandes veines de réactions possibles.

La première, la capitulation : c’est la plus tentante, et la plus immédiate pour des organisations et des institutions non préparées, prêtes à tout pour sauver une normalité de confort et d’ailleurs incapables, faute d’organisation et de moyens, de faire autre chose que de se coucher.

La seconde, le refus : c’est la plus ardue, qui suppose volonté, dignité, compétence, et préparation à un monde en mutation fulminante.

 

LA CAPITULATION D’IMPUISSANCE

La première logique consiste donc à s’inscrire dans cette veine trumpienne promue et prétendue nécessité historique inéluctable : la fin de la rationalité, la mort de la Démocratie et de l’état de Droit, le triomphe de la haine et du mortifère qui va toujours puiser dans les plus sombres couches de l’humanité. Voilà l’avenir dans lequel le pragmatisme à la petite semaine commande de s’inscrire, en tentant d’y trouver un minimum de niches de survie.

L’argument du « réalisme » sera avancé : La terreur profonde déclenchée par le chaos climatique, la montée des tensions, la submersion des migrations, les impasses technologiques, les séismes financiers et sanitaires toujours en embuscade, les fragilités systémiques de toute nature… ne peuvent que donner tout le carburant nécessaire à cette Histoire sombre qui s’impose. Et qui voudrait puiser, au contraire, dans ce qu’il y a de meilleur dans les individus et les peuples ne saurait parvenir à contrecarrer les dynamiques de mort si puissantes, si attendues, et donc vues comme nécessairement victorieuses.

Dans cette première veine, les uns et les autres doivent seulement « faire ce qu’ils peuvent » pour minorer à la marge les effets délétères des attaques en règle, faire le gros dos tout en se prosternant, menacer un tout petit peu tout en se gardant d’indisposer le Moloch, tenter de tirer quelque épingle du jeu perdant sans jamais véritablement se lever avec quelque volonté et dignité.

La « raison » commande ainsi la capitulation : surtout ne pas aggraver la situation, rester réaliste sur la faiblesse de nos moyens, et les limites des consensus possibles en matière de contre-attaque.

Inutile de s’organiser pour se mettre en ordre d’analyse et de bataille, cela indisposerait le Mega Grand Homme ; inutile d’anticiper, wait and see, on ne sait jamais… ; on pourra faire semblant de menacer, mais en faisant bien comprendre que c’est juste pour des besoins de communication ; jamais on n’envisagera de stratégie intégrée de résistance, juste des coups d’épingles mouchetées ici et là, dont on s’assure à l’avance qu’ils resteront indolores et surtout : proportionnés, en faible nombre, de façon à ne jamais enrayer la mécanique de l’attaquant qu’il faut laisser certain et fier du triomphe qui lui est dû. Certains pourront peut-être aller tenter leurr chance, l’assurance du jeu personnel étant des garanties que l’on peut et doit accorder au Moloch qui ne saurait tolérer adversaire à sa taille et résolu.

Cela va fort bien à des amas organisationnels et institutionnels qui ne se sont jamais préparés à la navigation sur des mers de haute surprise. Et d’ailleurs, en l’absence de ces compétences, il serait dangereux de vouloir engager des jeux un peu complexes, et inventifs.

Il reste donc à tenter de faire penser que l’on fait tout pour amadouer un peu le molosse, et finalement de faire comprendre qu’il vaut mieux se montrer servile que de tenter quoi que ce soit de sérieux puisque, de toutes les manières, on n’est pas taillé pour relever le défi. « Il faut bien être “réaliste” ».

 

LE REFUS DE L’INÉLUCTABLE

“N’y avait-il pas déjà eu des précédents ? Athènes avait dû se soumettre à Sparte et les Carthaginois avaient opposé à Rome une résistance sans espoir. Il n’est pas rare dans les annales du passé que des États courageux, fiers et insouciants, et même des races entières aient été́ balayées de telle façon que leur nom seul ait survécu, quand il n’a pas été́ lui-même enseveli dans l’oubli. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y avait plus de 2000 ans que les Anglais n’avaient pas vu les feux de bivouacs étrangers s’allumer sur la terre britannique. »

Winston Churchill, Memoirs of the Second World War.

Si l’on veut sortir de la logique de capitulation, ou au moins voir si cette capitulation est vraiment la seule réponse possible, il est important de sonder aussi les faiblesses de l’attaquant.

1. On peut partir du principe selon lequel, dans nos systèmes hyper-complexes, faits de dynamiques totalement interreliées et foisonnantes, les assauts à la hache ont de grandes chance de déclencher des retours de flammes particulièrement graves, déboussolants et de nature systémique. Les apprentis sorciers peuvent brutalement être eux-mêmes les victimes de leurs assauts au napalm. Et ici, quand le Maître est lui-même l’artisan du délire, il n’y a pas de sauveteur comme chez Paul Ducas. Donc, la victoire du Moloch n’est pas obligatoirement assurée.
2. La négation constante de toute réalité conduira plus surement, non à une soumission du réel, mais à une revanche cinglante de ce réel, n’en déplaise au maître de ce Capitole de
carton-pâte. Le Verbe ne peut pas tout.
3. Certes, le Grand Homme peut continuer à s’appuyer sur sa base, mais certains chocs peuvent à tout moment conduire à des retournements violents, des implosions déchirantes.
4. Bien sûr, il est quasi-inconcevable de voir le Moloch reconnaître des erreurs, cela signerait pour lui un effondrement psychique qu’il ne saurait endurer. Mais les erreurs peuvent ne pas lui demander la permission pour s’imposer à lui et rouvrir grandes les portes de ses cauchemars et terreurs les plus archaïques.

Quels repères pour l’action ?

1. Éviter de provoquer sans solide préparation : toute manifestation d’échec est psychiquement intolérable pour l’attaquant et les réactions seront à la mesure du risque d’effondrement allant de pair avec la manifestation trop nette d’une impasse.
2. Flatter peut servir un bref instant, mais il ne faut pas s’attendre à ce que cela donne quelque résultat tangible.
3. Ne pas trop espérer amadouer: le Moloch a un besoin irrépressible d’écraser tous les faibles, qui lui rappellent trop ses propres terreurs en matière de fragilités personnelles.
4. Sortir du monde des échanges de salon diplomatique : c’est du combat de rue qui se vit comme tel et s’affirme constamment, de Munich à la salle de presse de la Maison-Blanche.
5. Définir des points où il faut opposer une force nette de blocage : seul le réel peut faire revenir au sensé. On a bien vu comment a pu fonctionner le Niet du Canada.
6. Aucune concession ne pourra effacer les pulsions qui reviendront hanter le MEGA milliardaire et qui lui feront attaquer toujours attaquer.
7. Jouer soi-même la surprise constante avec changement de pied permanent. Et jouer aussi de la vitesse, pour ne pas laisser le MAGA seul maître du tempo.
8. Se préparer soi-même à toutes les surprises : de la série d’échecs gravissimes à des retournements de situation, qui comprennent notamment l’implosion de tout le système d’attaque.

N’oublions pas les tréfonds de la mauvaise pièce qui se joue :

James Baldwin : « J’imagine que l’une des raisons pour lesquelles les gens s’accrochent si obstinément à leur haine c’est parce qu’ils sentent qu’une fois la haine aura disparu, ils seront obligés de faire face à la douleur ». Et, dans ce cas, l’effondrement psychique total qui, une nouvelle fois, pourrait sidérer le monde qui devrait traiter un nouveau retournement une fois encore bouleversant. [Merci à Sabine Cariou pour m’avoir signalé ce point crucial]

Et dans le cas qui nous préoccupe, la douleur conduirait au risque élevé d’effondrement psychique. Non seulement du Make Me Great Again, mais de la moitié d’une nation qui a tout misé sur un grand homme qui ne saurait trahir et se montrer finalement un tigre de papier.

 

ACTION

Tout ceci qui exige une très solide préparation, des équipes d’appui capables d’aider à cette navigation hors règles qu’il s’agit d’inventer et de conduire dans la longue durée.

Nous sommes ici au-delà de la « gestion de crise ». Il s’agit de se rendre aptes à naviguer sur des océans déchaînés, marqués par l’inconnu, l’inédit, et appelant à une inventivité
primordiale.

L’heure est à l’affirmation et la mise en oeuvre de cette nouvelle donne.
https://www.youtube.com/watch?v=7BP7nIpjNs0

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