Publié sur LinkedIn, 23 juin 2025.
On suit jour après jour les événements au Moyen-Orient : les menaces mortelles à la fois explicites et enfouies, le fracas et la fascination hollywoodienne des armes, le torrent des mots et le déferlement des images… et l’immensité des maux. Sur fond de déchirements qui se multiplient, se diffractent, s’entre-combinent sur tous les fronts à l’échelle de la planète. Avec ce vertige de voir s’affirmer, partout, une dynamique triomphante de chaotisation du monde.
Faisons l’hypothèse qu’il puisse exister ce que j’ai nommé et parfois mis en place – une Force de Réflexion Rapide (FRR) – cellule d’appui aux dirigeants pour la navigation et la décision dans les situations, désormais endémiques, de haute gravité et imprévisibilité.
L’instance de décision demande à sa FRR de lui préparer une réflexion organisée pouvant servir à construire espaces de vision et matière à décision. Il ne lui est pas demandé de produire « la » bonne analyse clé-en-main permettant de tenir telle ou telle posture, de prescrire et de justifier telle ou telle action.
Il lui est demandé de prendre du recul, dans un temps où le fracas diurne et nocturne conduit le plus souvent à redoubler d’activisme pour « faire quelque chose » ou à défaut « communiquer ».
Prendre du recul. Pour mieux comprendre et ouvrir les écheveaux complexes souvent écrasés dans les déclarations et actions du nombre infini des acteurs, observateurs, commentateurs qui se pressent sur tous les plateaux et canaux d’expression. Pour mieux cerner les angles morts, les questions qui ne sont pas posées, les sauts promptement masqués dans les assertions entendues, les pitons et ancrages qui ne tiennent plus forcément, les lignes de forces qui continuent à marquer les dynamiques, les singularités impensées qui pourraient entraîner les dynamiques les plus puissantes en bousculant les composantes et bouleversant les références les plus solides, etc.
La question est de parvenir à penser et mettre en forme quelques espaces globaux d’interprétation et repères spécifiques un peu robustes alors même que nous sommes emportés par la prédominance du chaotique qui, par essence, échappe à nos paradigmes et réflexes d’interprétation comme d’action.
À l’évidence, c’est là mission impossible.
Mais il faut bien tenter de s’engager sur cette voie de la prise de recul qui fait trop souvent défaut dans des instances de décision rodées aux univers relativement stables, aux règles relativement robustes, aux doctrines et enseignements du passé encore un peu en fonctionnement.
Nous sommes encore à l’enfance de ce type de gymnastique de questionnement au bord de gouffres et vortex largement inconnus. Avec donc le risque de se tromper lourdement, il faut se résoudre à engager le travail de construction d’une grammaire minimale. Les progrès viendront au fil des efforts.
Les torrents de mots et d’images
Comment capter, dans les torrents de ce qui se dit et s’écrit, des éléments pertinents ? Certes grossièrement, je distinguerai :
1. Les intervenants qui sont dans la déclamation assurée, exclusive et tonitruante. Ils seront facilement suivis (et vivement sollicités) car ils apportent simplifications, évidences, solutions « indiscutables ». De la réassurance plus que séduisante. Ils n’ont pas forcément tort sur toute la ligne, mais cette logique de simplification est piégeante. Danger.
2. Les intervenants qui sont dans la confusion, les digressions, les assertions rapides. Ce sont des submersions de mots qui n’apportent rien de vraiment utile. À éviter.
3. Les intervenants dont les convictions dominent leurs prises en considération des faits. Les convictions sont précieuses et à écouter. Mais elles portent déjà aux conclusions avant d’avoir vraiment opéré le travail d’auscultation d’une situation aussi illisible. À risque.
4. Les intervenants qui défendent surtout leur couloir professionnel, leur parcours passé. Il faut savoir écouter leur expertise, mais ne pas rester prisonnier de ces couloirs de nage. Une situation chaotique ne peut rentrer dans une cartographie dessinée par des lignes par trop établies. Prudence.
5. Les intervenants qui rappellent de grandes leçons de l’histoire. Eux-aussi doivent être écoutés si l’on ne veut pas toujours reproduire les mêmes erreurs. Mais il convient de se poser des questions : et si les références historiques toujours rappelées étaient devenues des pièges, elles aussi ? Que deviennent les grands invariants quand le chaotique s’empare du champ collectif ? Savoir questionner à partir d’autres repères.
6. Les intervenants qui donnent des analyses marquées par leur profondeur, leur modestie, leur ouverture. Ils sont à écouter avec la plus grande attention. Ils apportent des éléments pointus sur telle parcelle qui peut s’avérer décisive ; comme, à l’autre extrémité, des éléments permettant de prendre en compte tendances lourdes et réalités globales. Mais, même là, il faut continuer à traquer les risques : la possibilité de singularités qui peuvent emporter les dynamiques d’ensemble ; la possibilité de mutations fondamentales des paradigmes et règles du jeu, qui peuvent (mais ce n’est certes pas obligatoire) mettre en échec les meilleures analyses à l’instant t, et effacer tous les facteurs singuliers.
Une FRR entraînée peut se mobiliser pour traiter en continu ces multiples « bruits » et « analyses ». En tentant à la fois de tenir la vitesse et le rythme des événements ; et de « ralentir » pour ne pas être emporté par les torrents à la fois de ces événements et des « narratifs » qu’ils produisent, narratifs qui deviennent décisifs dans les cours multiples de ces événements.
Repérer et travailler les « trous noirs »
L’écoute des mots prononcés suggère qu’une attention soutenue doit être portée à tout ce qui est mobilisé pour effacer, masquer, les « trous noirs » qui se multiplient dans les temps chaotiques, et qui peuvent devenir des attracteurs d’échecs cuisants.
Relevons peut-être ceci :
– On ne peut affirmer que l’Iran était loin d’avoir la bombe, ou le contraire : l’Iran était tout proche d’avoir la bombe, et tout construire à partir de cette assertion primordiale… pour admettre peu après (ou cacher) qu’on ne connaît pas et donc qu’on ne contrôle pas tous les sites qui pourraient être concernés par le programme
nucléaire.
– Il est essentiel de tenir le Droit international comme exigence indiscutable, sans laquelle on plongerait dans la sauvagerie générale. Mais que devient la condamnation évidente de la « guerre préventive » qui interdit une action avant l’attaque de l’adversaire… quand il s’agit de bombe nucléaire ? Faut-il attendre l’Hiroshima promis avant de commencer à agir ? À l’inverse, quels dangers peuvent venir si l’on jette par-dessus bord la notion de Droit international – même si beaucoup feront remarquer que ce Droit semble avoir déjà largement déserté la planète ?
– Il est évidemment crucial de s’interroger sur le risque lié aux bombes nucléaires, en dissertant à longueur d’antenne sur les délais, les contraintes, les séquences. Mais la bombe-type est-elle la seule et unique façon de poser un problème existentiel ?
Dans un monde chaotique, les lignes de raisonnement peuvent difficilement s’examiner indépendamment de mille et une autre considérations.
– Il est crucial de poser la question du chaos que pourrait provoquer une action majeure. Mais l’idée que le chaos est inévitable, que les cas libyen, irakien, syrien sont les références qui s’imposent, est une réduction bien rapide dans un monde de moins en moins stable et prévisible. À l’inverse, partir du principe que, désormais, tout est et doit être chaos, et que d’ajouter du chaos au chaos est sans grande importance… est un saut dans l’irresponsabilité.
Construire des propositions « temps réel » et « temps long »
Que peut apporter une FRR à l’instance de pilotage ? Seuls des mises à l’épreuve pourraient préciser et conforter les conditions d’un apport utile. Des apports sur ces quelques points :
– De la clarification des jeux et enjeux, certes loin d’être parfaite, par une réflexion en recul quand le risque est celui de la tétanisation, de l’embardée, de la gesticulation conduisant aux enlisements rapides dans des sables mouvants à formation rapide, ou à des fuites en avant cataclysmiques.
– Des espaces d’action documentés, à la fois dans des champs restreints sur tel ou tel front, et dans des champs plus globaux. Avec tout aussi bien, des pistes en matière de réactivité temps réel que des repères pour des actions patientes, millimétrées, montées avec un grand nombre d’acteurs. Et un éclairage essentiel sur les erreurs funestes que peuvent entraîner les pulsions instinctives, ou à l’inverse l’attentisme et l’inertie.
– Quelques repères nouveaux pour naviguer dans un monde disloqué qui se meut de plus en plus vers un chaos généralisé, avec recompositions générales de tous les théâtres.
Nous n’en sommes même pas à la fin du commencement. Il va falloir apprendre vite.
Et mettre en place, sans attendre, les conditions d’une navigation dans un monde qui prend de plus en plus ses libertés avec Descartes…
Pour agir :
https://www.patricklagadec.net/wp-content/uploads/2025/05/AU-DELA-DESCRISES.pdf