Non classé19 mai 2025Par Patrick LagadecPatrick Lagadec : « Au-delà des crises : Se renforcer pour piloter et naviguer dans un monde chaotique »

Publié sur Linkedin le 14 mai 2025.

Brace for disorder” Financial Times, May 9, 2025
Merci à Matthieu LANGLOIS et Patrick TRANCU pour leur appui.

Nos grandes organisations sont jetées dans des océans de furies et de fureurs. Problème : leur logiciel de navigation – anticipation, préparation, réponse – n’est plus adapté à ce nouvel environnement.

L’EFFONDREMENT DES FONDAMENTAUX

Soucieuses et contraintes de tenir leurs routes de navigation, nos organisations se sont dotées de règles, dispositifs et compétences pour respecter des normes aussi bien juridiques que comptables et financières, des exigences de qualité comme de compétitivité, des responsabilités de fiabilité comme de sécurité… En cas d’incident appelant des mobilisations renforcées, elles se sont dotées de capacités pour assurer la « continuité d’activité », la « reprise d’activité ». Pour passer des circonstances accidentelles plus aiguës, elles se sont consolidées en investissant dans le domaine de la « gestion de crise » et de la « communication de crise ». Cela reste indispensable. Mais de moins en moins suffisant.

Un tout autre environnement vient en effet bouleverser profondément nos écosystèmes. Voici le temps des « mégachocs », qui débordent comme jamais les outils et procédures de gestion ; les « polycrises », qui font exploser les tableaux de bord ; les diffractions systémiques flash, qui font éclater les espaces-temps ; l’arrachement des repères les plus solides et la dislocation des cohésions, qui font perdre les repères fondamentaux. Nous ne sommes plus du tout dans le paradigme de la crise du « Tylenol » (1982) sur lequel a été pensé, bâti et développé la « gestion de crise » dans le monde de l’entreprise.

Ces ruptures constantes d’environnement imposent de mettre en tête de nos priorités stratégiques la question de la navigation immédiate et au long cours dans des états du monde marqués par le désordre structurel, les ruptures majeures, constantes, vitales.

Si l’on veut éviter l’accumulation de déroutes – combinant tétanisation, impuissance, dénonciation du leadership, désaffiliation interne, effondrement de la confiance, ruine des capacités de résilience – il faut décider et engager des mises en condition de réussite profondément repensées, traduites en lignes de forces nouvelles, mobilisant des énergies humaines inventives.

Pour avoir vu de près et de l’intérieur à quel point ce type de rupture – créatrice – est difficile à faire percevoir, accepter et advenir, je sais que la marche à franchir est haute. Encore bien plus haute que ce fut le cas quand il fallut faire mettre à l’ordre du jour la question des risques majeurs, puis de la gestion de crise. Comme le constatait un collègue suisse, la réponse à la suggestion de mobiliser activement sur ces enjeux rencontre des rejets plus que fréquents : « No time, no need, no money ». Ou cet autre leitmotiv : « N’allez pas inquiéter la Direction ». Ou l’inverse : « Vous allez inquiéter le personnel ».

Et pourtant des progrès indéniables ont pu être accomplis.

Alors, appuyons-nous déjà sur ce que nous ont enseigné ces démarches de progrès, qui ont réussi, pour ouvrir sans délais les routes qu’il nous faut apprendre à fréquenter.

ACTION : ENSEIGNEMENTS DE L’EXPÉRIENCE

1980 : C’est Hugues de Jouvenel, Délégué général de Futuribles, qui jette tout son poids dans la bataille pour promouvoir mes travaux sur le risque technologique majeur, que je n’aurais pu engager sans l’accueil et l’appui constant de Claude Henry à l’École polytechnique. Il reçoit certes « l’ordre » d’un Directeur d’Administration centrale d’annuler une grande réunion sur le thème des risques majeurs – il passe outre, et la rencontre attire des foules de responsables de haut rang. C’est Adolf Pradinaud, puis Philippe Vesseron qui, au Service industriel de l’Environnement du Ministère de l’Environnement, décident d’apporter la force du ministère aux travaux sur ces enjeux qui font figure d’épouvantail.

1984 : Énorme catastrophe gazière dans une banlieue de Mexico. En moins de deux heures, Jean-Louis Deschanels, à la tête d’une association d’experts en sécurité des systèmes, et Philippe Hirtzman, nouveau chef du Service de l’environnement industrie au ministère de l’Environnement, décident de m’aider à monter une mission de retour d’expérience sur place.

1998 : Destruction en profondeur du réseau électrique québécois. Je joins Jean-Pierre Bourdier alors responsable de l’Environnement à EDF pour suggérer une mission de retour d’expérience à Montréal. Il est immédiatement d’accord et monte la mission. Ses enseignements seront essentiels moins d’une année plus tard pour le pilotage par EDF des suites de la destruction du réseau électrique français qui, comme tous les grands réseaux du pays, a été profondément impacté par les deux tempêtes hors norme Lothar et Martin de décembre 1999.

2000 : Je suggère à Jean-Pierre Bourdier, bientôt aussi à Claude Frantzen (Inspecteur général de la sûreté nucléaire à EDF) de monter la fonction d’observateur stratégique pour opérer au sein de la cellule de crise nationale d’EDF : accord, décision, test, développement immédiats.

2000 : Après plusieurs séminaires visant la préparation des préfets aux crises émergentes, Christian Frémont, alors directeur général de l’Administration au ministère de l’Intérieur décide de donner une impulsion décisive à cette activité qui perdurera aussi longtemps qu’il sera dans son poste. Superbe mission : aller rencontrer chaque préfet dans sa préfecture pour voir avec lui ce qu’il pourrait apporter de témoignage concret lors du séminaire sur le thème : « Nouvelles crises, nouvelles attitudes ».

2005 : Je suggère à Pierre Béroux, alors responsable de la maîtrise des crises à EDF, de faire évoluer le dispositif national de crise du Groupe pour créer la première « Force de Réflexion Rapide » que nous allons développer avec Xavier Guilhou, ancien de la direction générale de Schneider. Accord immédiat, mise en oeuvre, et adoption par la direction générale au soir même d’un premier exercice de validation.

2005 : Katrina : avec Xavier Guilhou, nous proposons à Pierre Béroux (EDF) de monter un retour d’expérience à La Nouvelle Orléans. Décision est prise et lancée dans les cinq minutes – avec les appuis également immédiats de Jean-Pierre Roche (Aéroports de Paris), du Chef d’État-Major de la Marine et du préfet Christian Frémont alors préfet de la Zone Sud.

Je pourrais multiplier les exemples. À chaque fois, des personnalités solides prennent le manche, et vont de l’avant. Des leaders, qui ne vont pas tergiverser, ne vont pas se cantonner à cette « creative inertia » qui, selon le mot a série caustique de la BBC, Yes Prime Minister, caractérise les bureaucraties.

Bref, comme on le dit souvent, la force des organisations et des institutions, ce sont les femmes et les hommes qui les composent. À l’heure des bouleversements du monde nous avons besoin de ces responsables qui discernent, décident, et engagent les actions qui pourront porter des dynamique créatrices.

URGENCE ABSOLUE : INITIATIVES DÉTERMINÉES

Les rapports identifiant les grands risques et ruptures émergents se multiplient. Cela est fort utile, mais ces tableaux de situation comportent toujours une béance majeure : rien n’est dit sur la préparation des organisations comme du leadership à naviguer dans ces eaux tumultueuses. Il ne suffit pas de lever des drapeaux rouges.

L’urgence à cette heure est bien de mobiliser dirigeants, directions et autres responsables clés pour prendre résolument en charge le défi de pilotage que ces tableaux de risques et de ruptures appellent en urgence. Cela est devenu vital pour la sécurité en profondeur des organisations. [i]

Les modalités d’action possibles sont plurielles et c’est à chaque organisation de trouver les meilleures voies de mise en condition de réussite. Je citerai par exemple :
La mobilisation du COMEX, du CODIR, des dirigeants et directeurs pour explorer les enjeux liés aux bouleversements actuels, partager leurs perceptions, identifier des voies de progrès à tester, mobiliser des forces humaines, esquisser des lignes pour accompagner leurs collaborateurs dans les voies nouvelles à ouvrir et inventer. Comme l’avait ainsi dit un CEO d’un grand groupe de la Silicon Valley en 2010 à ses collaborateurs : « Votre domaine de responsabilité, désormais, c’est l’inconnu ». L’urgence est d’aider ces instances à trouver les meilleures voies et modalités – non chronophages – pour se mettre elles-mêmes et mettre leur organisation en posture de réussite dans leurs environnements de plus en plus instables et chaotiques.
La mise en place de cellules d’appui à la navigation dans les univers chaotiques. Il s’agit d’élargir les fonctions et les compétences de la « Force de Réflexion Rapide » jusqu’ici sollicitée en cas de crise particulièrement sérieuse, pour en faire une instance d’appui au pilotage dans le temps long. Il y a urgence à dépasser et donner sa pleine mesure à l’avancée que fut la FRR dans les années 2005.
La mobilisation, certes moins ambitieuse mais très utile, de responsables et experts qui sont déterminés à avancer sur ces questions, même si elles ne peuvent pas encore faire l’objet d’une politique d’entreprise encore assumée et inscrite en lettre d’or. L’urgence est d’aider ces responsables à trouver des marques positives dans ces turbulences de plus en plus extrêmes et à devenir des points d’appui pour l’organisation.
La conduite d’exercices préparant mieux aux grandes ruptures en accélération : il s’agit de dépasser les désormais classiques « exercices de crise » pour préparer les directions et les équipes à traiter des ruptures systémiques profondes et rapides, et à conduire leur organisation dans des univers de haute instabilité structurelle.
La réalisation de retours d’expérience et de benchmarking à l’échelle internationale pour aller à l’écoute de grands témoins sur des situations ayant nécessité une inventivité remarquable. L’urgence est d’aider à la conduite sur les terrains les plus divers de tels échanges qui sortent des retours d’expérience traditionnels.[ii]
– etc.

L’expérience enseigne toutefois que ces dynamiques sont souvent difficiles à lancer sans
accompagnement.

ACCOMPAGNEMENT

Visions, initiatives, modalités concrètes… ce sont là autant d’exigences, imposées par une actualité de plus en plus pressante et déconcertante, que j’ai la chance de partager avec Hot Zone Rescue (HZR) Consulting, sous la houlette de @Matthieu Langlois.

Au-delà de ce que HZR propose en offres d’accompagnement en gestion de crise – un domaine qu’il ne s’agit surtout pas d’oublier –, nous opérons comme une plateforme avancée pour accompagner des organisations, des responsables voulant échanger, consolider leurs compétences, construire et engager des projets innovants, mieux préparer leurs capacités de pilotage pour nos univers de turbulences extrêmes.

[i] Patrick Lagadec : « Chaos et prise de responsabilité », in Revue Inflexions, Numéro 59 : « Le Chaos », pages 133-140. ( École Militaire, 1 place Joffre, Paris)

[ii] Patrick Lagadec : « Le retour d’expérience dans un monde en basculement », in Médecine de catastrophe – Urgences collectives, Revue de la Société française de médecine de catastrophe, Volume 9, numéro 1, Mars 2025, pages 3-7.

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