Textes décalés13 décembre 2021Par Patrick LagadecLa Gestion de crise sans peine – L’anti-manuel, juin 2019

Réussir une gestion de crise est d’une grande difficulté. Par contre, additionner les erreurs est à la portée de chacun (y compris bien sûr de l’auteur de ces contributions). Quand on n’est pas préparé – ou pire : qu’on s’est acharné à ne jamais se préparer – on s’expose à cocher bien des cases que l’on relève dans le texte ici proposé. Autant d’anti-règles établies là aussi à partir de nombre d’observations personnelles sur le terrain et d’échanges avec des acteurs particulièrement attentifs (à défaut souvent d’être écoutés).

“If you must do this damn silly thing, don’t do it this damn silly way”
Sir Humphrey Appleby
Yes, Minister, BBC

AVANT LA CRISE

BLINDAGE. Il est essentiel de bien vous armer contre toute interrogation que l’on pourrait vous soumettre quant à l’éventualité d’une crise. Le meilleur modèle est celui indiqué par Sir Humphrey Appleby (Permanent Secretary, Cabinet Office, Londres) et un de ses éminents collègues comme étant la réponse standard du Foreign Office en temps de crise. Il y a 4 lignes de défense à ériger, pour 4 étapes de la crise.

Étape 1 : Nous disons que rien ne peut se produire.

Étape 2 : Nous disons que quelque chose pourrait se produire, mais que l’on ne doit rien faire à ce sujet.

Étape 3 : Nous disons que, peut-être, on devrait faire quelque chose, mais qu’il n’y a rien que l’on puisse faire.

Étape 4 : Nous disons qu’on aurait peut-être pu faire quelque chose, mais que maintenant c’est trop tard

L’essentiel est de toujours écarter toute question. Et de s’offusquer si d’aventure ce principe sacré n’est pas respecté. Je songe à cette réunion entre préfets d’une zone française, réunion dans laquelle officiait en grand honneur un haut fonctionnaire de défense descendu de Paris pour l’occasion. Un exposé m’avait été demandé sur les risques majeurs. En entendant des propos directs sur les défis à prendre en considération, ce dignitaire interrompit fissa l’exposé en soulignant son caractère insupportable dans un pays comme la France où les choses sont sous contrôle. Une confidence me fut faite au cocktail qui suivit : « Vous aviez raison, mais on ne peut tout de même pas laisser dire des choses pareilles devant des préfets ! ».

 

SÉMINAIRES.

Pour satisfaire une mode bien incommodante, des irresponsables vous proposeront à maintes reprises d’organiser quelque séminaire de préparation au pilotage de crise dans votre institution. Il est crucial de ne pas succomber à ces sirènes. Même et surtout si l’idée vient de votre responsable de la communication ou de votre responsable sécurité – toujours obsédés par les risques et les pires scénarios qui les hantent depuis qu’ils sont tombés de leur lit à l’âge de 3 ans. Il faut rester rationnel, le pire n’est jamais sûr, et plus on pense à ces choses plus on ne fera que les provoquer – et affoler tout le monde. Ce n’est pas le moment de faire plonger votre noble institution dans les affres de la dépression.

Si d’aventure un séminaire est tout de même concédé (notamment si le fait de le refuser encore et encore risque de vous poser un problème en cas de tragédie et de mise en cause pour votre carence en matière de préparation), quelques garde-fous devront être consolidés :

  1. Faites savoir tout de suite que, pour votre part, vous n’y participerez pas. Vous pourrez dire que, des crises, vous en gérez tous les jours.
  2. Ou bien, ne dites rien, mais sachez avoir un problème d’agenda le jour J. Le mieux est de ne programmer la date de cet encombrant séminaire que le jour où vous avez pu fixer un déplacement impératif (à l’étranger de préférence) à la date envisagée pour le séminaire.
  3. Faites bien en sorte que la phrase royale soit prononcée d’entrée de jeu au séminaire : « Le Dirigeant n’a pas pu se rendre disponible ». Mais vous pouvez faire lire en votre nom un long discours expliquant à quel point les crises sont un sujet important, et la préparation une exigence à laquelle nul ne doit se soustraire.
  4. Votre absence (rapidement signalée par les bruits de couloir) conduira les deux strates suivantes dans votre institution à se faire porter pâles, puisque participer serait une marque claire d’un rang subalterne, donc contraire au code de l’honneur. D’ailleurs, la marque de l’excellence et du rang se mesure à la liberté que l’on prend avec les règles imposées au commun. À haut niveau, on est de droit exempté d’exemplarité.
  5. Pour le choix des intervenants, il est essentiel de retenir quelques principes :
    1. a)  ne faire appel qu’à des experts apportant des réponses définitives, simples, et n’ouvrant aucune question ;
    2. b)  préférer un juriste pointilleux qui détaillera avec minutie les lois, règlements et obligations légales diverses avec moult numéros d’articles et alinéas. Il faut lui avoir demandé de traiter en priorité des risques pénaux liés à l’exercice de vos responsabilités dans les crises, de façon à vous enseigner tout ce qu’il ne faut pas faire, pour ne prendre aucun risque : il vaut d’ailleurs toujours mieux échouer dans les clous que de réussir en prenant la moindre liberté avec les règles (même si elles ont toujours conduit au désastre).
    3. c)  inviter des héros, du type « a traversé le Pacifique à la nage à la force de ses poignets », ce qui mettra tout le monde en état de fascination et de lévitation sans risque d’appropriation des messages.
    4. d)  exiger des masses de power-points, leur poids garantissant un classement vertical résilient. Préciser que ces liasses doivent absolument être envoyées au dirigeant qui n’est pas venu.

Vous devez aussi poser des règles strictes, surtout si par malheur vous n’avez pu vous soustraire à cette initiative délétère : « Interdiction de faire jouer les dirigeants ».

Si vous avez encore plus d’inquiétudes, vous pouvez pousser plus avant vos exigences : « L’orateur fera son exposé, mais il n’y aura aucune question à l’issue et le séminaire s’arrêtera là ».

Vous aurez bien entendu la sagesse de cadrer soigneusement le propos : il ne doit être question que de schémas d’organisation, de plan, de procédures, et de boîtes à outils. On peut, pour faire plus moderne, ouvrir aussi à la « Communication de crise ». Alors, faites venir un journaliste de marque, « vu à la télé », et chacun se croira une vedette du « 20 heures ». Un peu dépassé, mais toujours fascinant.

Mais surtout, surtout !, Ne jamais ouvrir sur les questions de pilotage, de leadership à haut niveau : vous seriez alors concerné, ce qui constituerait une atteinte innommable à votre dignité.

 

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